L’internet change la société, de la même façon que l’invention de l’imprimerie (XVIe en Europe) changea ce monde en son temps.
Entre autres changements, l’imprimerie a changé la façon dont les livres étaient financés, en faisant créer le régime du droit d’auteur. Si le numérique remplace le support physique, si internet remplace la presse, ce régime devient obsolète, et plus encombrant qu’autre-chose.
C’est le but de cet article d’exposer que ces trois objets : droits de l’Homme, copyright, internet, sont incompatibles entre eux. Par Droits de l’Homme, j’entends les deux textes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC, 1789) et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH, 1948), surtout ce dernier qui me servira de référence . Par copyright, j’entends le Code de la propriété intellectuelle (CPI) en France, et l’ensemble des règlementations équivalentes prises dans les autres pays. Par internet, j’entends un internet suffisamment développé pour permettre l’échange d’œuvres de l’esprit : livres, photos, musique, films, formes plastiques (le téléchargement de modèles 3D d’objets que l’on pourra recréer soi-même en résine plastique par une imprimante 3D : ça viendra dans les salons plus vite qu’on ne le pense, et on verra Légo et Playmobil toquer à la porte de la HADOPI).
Le copyright et les droits de l’Homme seuls, ça marche. C’est à peu près ce qu’on a eu en France depuis le début de la Troisième république (certains diraient même depuis la charte de 1814). Mais si on rajoute internet, ça ne tiens plus. Les gens veulent échanger, partager, découvrir et faire découvrir, copier, apprendre. C’est dans la nature humaine, c’est la base de la société et un pilier de la fraternité. Quelle que soit la propagande déployée, les citoyens le feront, malgré la loi.
Une loi ayant vocation à être appliquée, et devant recevoir les moyens de le faire, si l’on persiste à interdire l’échange, le partage, le téléchargement, etc. alors il faut policer internet, surveiller les échanges, voire les bloquer de manière généralisée. À moins de mettre en place une société orwellienne, il est impossible de maintenir le régime du copyright dans un monde doté d’internet.
DUDH article 12:
Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.
Ce que nous avons lorsqu’une personne utilise internet, que ce soit pour échanger entre deux particuliers, ou pour échanger entre un particulier et un fournisseur de service ou de contenu, c’est une communication entre deux ordinateurs privés. On peut s’échanger toutes sortes de fichier : messages, photos, téléphonie, vidéo, son… C’est toujours un échange entre deux ordinateurs privés. Tout ceci est la version numérique de ce qui se faisait avant par colis, paquets, lettres, téléphonie… Et donc, à ce titre, lorsque mon ordinateur se connecte à un autre pour envoyer ou recevoir des données, c’est de la correspondance privée.
Surveiller, policer, filtrer de manière généralisée ma correspondance privée, même au prétexte du copyright, est en violation de cet article 12. Bloquer ces données dès qu’elles sont suspectées d’être copyrightées et interdites de circulation (technologie du DPI) est aussi une violation de cet article.
Ça c’est la théorie, mais en pratique ?
Application pratique : nous allons regarder le coût « droit de l’Homme » de l’application stricte du copyright sur une société moderne, à travers la loi HADOPI.
C’est parce-que nous trouverons pas moins de dix (10) violations par la loi HADOPI que ce billet sera très long.
Rappel : résumé du fonctionnement de la HADOPI.
La HADOPI institue une sorte de « permis à point » (à 3 points) pour l’accès à internet. Des sociétés privées surveillent le réseau et, à l’aide de logiciels spécialisés, détectent des échanges des œuvres copyrightées dont ils ont la garde. Ils communiquent les IP concernés par cet échange (supposé être ceux de contrevenants) à la HADOPI, qui obtient auprès des FAI les identités des titulaires de la ligne associée. HADOPI notifie ces titulaires par E-mail qu’ils ont perdu un point sur leur permis. S’ils sont flashés une seconde fois, ils sont prévenus par lettre recommandée qu’ils ont perdu un second point. S’ils sont flashés une 3e fois, HADOPI transfère le dossier au tribunal qui entérinera la perte du 3e et dernier point, suite à quoi cet abonné sera interdit d’internet pendant un an, tout en étant tenu de continuer à payer l’abonnement. (plus de détails ici).
Comparons ceci avec les textes des droits de l’Homme. Pour chaque article je graisse la partie utile.
DUDH article 5
Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Je ne vais pas prétendre que couper internet est une peine cruelle. Ce serai insulter celle qu’on lapide pour adultère. Mais j’en appelle à l’article 8 de la DDHC qui stipule:
DDHC article 8 :
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
Ces deux articles demandent que la peine soit proportionnelle au crime. À l’heure où le numérique gagne tous les aspects de notre vie, bannir un citoyen de l’espace internet (qu’il devra continuer de payer) est une peine disproportionnée pour celui dont le fils a téléchargé trois chansons, ou qui a manqué à l’obligation de sécurisation de sa ligne.
DUDH Article 7
Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.
HADOPI ne protège que les ayants droit riches, qui peuvent se permettre de payer les sociétés privées en charge de la surveillance. Elle ne protège pas les bloggeurs et les photographes plagiés, les graphistes auteurs de police de caractère victimes de sociétés peu scrupuleuses, les artistes indépendants, les éditeurs de logiciels…
HADOPI ne va pas poursuivre tous les internautes, mais uniquement certains, selon le profil de leur IP (géo-localisation, FAI).
Article 10
Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
Il n’est pas possible de contester la perte du premier ou du second point devant une cour indépendante. Tout juste est-il possible de faire valoir des remarques à la HADOPI. Quant à la perte du 3e point et la coupure internet, le parquet a déjà reçu la consigne de ne pas procéder à une enquête contradictoire pour vérifier les faits imputés, mais de donner lieu à la requête de la HADOPI sans autre forme de procès.
Article 11
1. Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées.
Une fois son IP flashé, alors même que les logiciels, équipements et procédures de flashage n’ont donné lieu à aucune certification, ni vérification, ni audit par un tiers indépendant, ce sera au titulaire de la ligne de démontrer qu’il n’a pas piraté telle œuvre, ni été négligent dans la configuration de son ordinateur.
Article 12
Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.
HADOPI envisage le filtrage sur les ordinateurs des particuliers (logiciel de sécurisation) ou le filtrage du réseau (DPI). Mais dès le présent, elle mandate des sociétés privées pour surveiller les échanges privés de fichier sur les réseaux P2P. Elle finance la mise au point de spécifications de logiciels espions (les SFH).
Et alors que la DUDH le réclame, la loi n’a rien prévu pour nous prémunir contre abus de la HADOPI.
Article 19
Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
La HADOPI entend que chacun installe un logiciel de sécurisation qui bloque arbitrairement certains sites web, protocoles et logiciels. La HADOPI bloquera et/ou punira celui qui télécharge à l’étranger un fichier qui est légal là-bas (car tombé dans le domaine public plus tôt par exemple).
Article 22
Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.
Il a été établit clairement que le « piratage » ne nuit pas aux industries culturelles (musique, cinéma) ni à l’intérêt des artistes. Le partage est au par contre partie prenante du libre développement de la personnalité, et compatible avec l’organisation et les ressources du pays. Le citoyen est donc fondé à obtenir la satisfaction de ce droit culturel.
Article 26
1. Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite.
Cet article m’inspire de dire que pour un élève sur internet, l’accès à la culture (musique, cinéma), aux œuvres (littérature, musique, peinture) et aux manuels scolaires doit être gratuit et non pas criminalisé, mais ce serait aller trop loin que de dire que l’éducation gratuite, même sur internet, soit incompatible avec le copyright. Elle est juste rendue plus kafkaïenne, c’est tout. Donc je ne compte pas l’article 26.
Article 27
1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
Internet, ce « progrès scientifique », est là. Quel est donc le « bienfait qui en résulte » sinon celui de pouvoir accéder et de partager librement et sans limite, aux idées, à l’information et à la culture ? Toute personne a donc le droit de participer à ces bienfaits, et non de les voir criminalisés à la demande d’un petit groupe de businessmen.
Article 29
2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
Cet article explique que la loi ne saurait interdire que ce qu’il est strictement nécessaire d’interdire. Comme déjà évoqué, le partage ne nuit pas aux industries culturelles, et encore moins à la société en général. Il est contraire aux droits de l’Homme d’interdire une pratique qui ne nuit pas à autrui ni au bien être général.
J’ai gardé le premier article pour la fin :
Article 1
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Les biens numériques dématérialisés surpassent, ou sont sur le point de le faire, les biens sur support physique. On ne vous parle plus de livre ou de film, mais de contenu et de contenant. Si le partage et l’échange de fichier sont interdit, et bien c’est simplement le partage et l’échange de biens tout court qui devient interdit. À mon voisin, mon cousin, mon collègue, mon ami… À tous ces gens avec qui j’interagis dans le tissu de la société, je ne peux plus rien prêter, donner, partager avec… est c’est donc à la fraternité qu’on me demande de renoncer.
Conclusion.
Le lot numérique + internet est une machine à diffuser et copier mise dans les mains de chaque citoyen. Or diffuser et copier sont les deux choses que le copyright interdit. Maintenir ces lois nécessite de mettre en place un état policier sur internet, de la surveillance dans les maisons et dans les échanges privés. C’est une violation de l’article 12 de la DUDH. C’est là la théorie.
Mais en pratique, le tribut à payer est beaucoup plus lourd. Ce n’est pas moins de dix articles (sur 30) outrageusement piétinés : fraternité (article 1), proportionnalité de la peine (5), égalité devant la loi (7), droit à une défense équitable (10), présomption d’innocence (11), secret de la correspondance (12), liberté d’accéder aux idées et aux informations sans considération de frontières (19), satisfaction de mes droits culturels (22), droit de jouir des bienfaits du progrès (27), interdiction d’interdire sans nécessité impérieuse (29).
Faut-il donc jeter aux ordures un tiers des droits de l’Homme pour maintenir le régime du copyright dans une société dotée d’internet ? C’est bel et bien le chemin sur lequel la France s’est engagée…
Je ne sais pas vous, mais pour moi je comprend mieux maintenant l’émergence de partis pirates dans tant de pays, et leur message m’apparait sous un aspect nettement plus intéressant…
PS – Si vous êtes d’accord avec le contenu de cet article, alors ça vous plaira de savoir qu’un des nôtres, un internaute, poursuivi par les majors pour avoir échangé de la musique, va monter jusqu’à la CEDH réclamer l’annulation de sa condamnation. James Climent, c’est en pensant à toi que j’ai écrit cet article. Ce n’est pas vraiment comme si la CEDH statuait sur la légalité de la loi HADOPI, mais tout de même, lecteur, si vous soutenez son combat, je vous en prie allez sur son site donner quelques euros pour aider financer sa défense (http://etpaflapuce.blogspot.com/).